Les « bleds »

LES «BLEDS»

Il y a quelque soixante ans, lorsque trois camarades et moi nous attablâmes pour déjeuner dans une ferme aux confins de la Corrèze et de la Haute-Vienne, la maîtresse de maison nous demanda : «Qu’est-ce que vous préférez ? Du pain de blé ou du pain de froment ?» Nous ne sûmes que répondre, ayant toujours pensé qu’il s’agissait de la même céréale. Ce jour-là, nous apprîmes que le seigle pouvait être un blé, tout autant que le froment.
Plusieurs décennies plus tard, m’essayant à déchiffrer des textes écrits au temps de l’Ancien Régime et concernant notre région, je découvris que le mot «bled» était un terme applicable à l’ensemble des grains récoltés. Je lus par exemple qu’en 1690, à La Contie, dans la paroisse de Saint-Géry, le grenier de Jean Gaillard contenait du blé misture, du bled froment et du blé d’Espaigne. Les livres de comptes, les contrats de fermage, les rentes payées aux seigneurs fonciers distinguaient grands bleds et petits ou menus bleds. Aux Archives départementales de la Gironde, Mme Catherine Paoletti a trouvé un État des noms, poids ou contenances des mesures servant à la vente des différentes natures de grains concernant, au XVIIIème siècle, le marchez de Mussidant. On y distingue les grains : froment, méteil et seigle et menus grains : bled d’Espagne, orge, avoine et millet. Quant aux légumineuses, bien qu’appelées légumes, elles font partie de la même liste.

Les « grands bleds »
Dans la vallée de la Crempse, la céréale la plus appréciée, celle qui donnait le meilleur pain, le froment, était loin de constituer quantitativement la première des récoltes. Elle exigeait des terrains fertiles pour un rendement médiocre. Aussi la semait-on le plus souvent mélangée à du seigle, plus rustique et plus généreux, pour obtenir de la mesture de champ qu’on connaissait aussi sous le nom de méteil.
Les rentes exigées des meuniers témoignent des écarts de production. En 1665, pour le moulin du Luc sur la Crempse, tout comme en 1694 pour le Moulin Blanc sur la Crempsoulie, les fermiers s’engagent à fournir annuellement 1600 kg de farine de mesture et 160 kg de farine de froment. Le rapport est donc de un à dix en faveur du mélange.
La quantité et la nature des blés conservés dans les greniers, garde-piles ou les coffres, s’accordent avec la richesse des propriétaires, la fertilité des sols et les saisons. Dans la métairie du Breuilh, paroisse de Montagnac, en janvier 1651, on trouve seulement 170 kg de mesture. Il sera bien difficile d’atteindre la prochaine moisson. Par contre, à La Rigale, paroisse de Saint-Jean-d’Estissac, en juillet 1685, on inventorie près de trois tonnes de froment et près d’une tonne de froment et seigle mêlés. On vient sans doute tout juste d’engranger la récolte d’une vaste propriété. La qualité des terres situées dans la plaine de l’Isle explique l’abondance et la qualité des productions. À la Melette, paroisse de Sourzac, un état des grains pour l’année 1664 cite 2,5 tonnes de froment et 400 kg de seigle.
Les autres céréales apparaissent en quantité plus réduites et, habituellement, n’ont pas les mêmes usages. L’avoine, proscrite des farines données en rentes par les meuniers au même titre que les châtaignes et les glands, voit son usage sans doute réservé aux animaux et tout spécialement aux chevaux qui peuvent encore aujourd’hui recevoir leur picotin (# 2 kg) d’avoine. Aussi la trouve-t-on même chez les citadins et le sieur de Latané, avocat habitant la ville de Mussidan en conserve 340 kg dans sa maison.
L’orge comprend en réalité deux variétés toujours soigneusement distinguées, l’orge d’hiver, assez rare, semé avant les grands froids et la bailharge ou orge de prin­temps dont il est le plus souvent question. À La Rigale, par exemple, le grenier abrite 80 kg d’orge pour 170 kg de baillarge.

Le millet et le maïs
Classées par le document cité plus haut parmi les menus grains, deux espèces de bleds appellent quelques remarques concernant leurs destins contrastés.
Aujourd’hui presque disparu, le millet a, fort longtemps, constitué une part non négligeable des cultures traditionnelles de la région. Le nom de plusieurs préparations culinaires encore courantes au XIXème siècle décrites dans Le livre de la Mazille, les «millas», «millasses» et «millassous», semble indiquer que les cuisinières d’autrefois utilisaient la farine de ce petit bled avant d’adopter celle du maïs.
Rien n’empêche de penser que dans le Mussidanais, la variété à gros grains appelé panis a pu servir à des mélanges panifiables. On a d’ailleurs pu lire, en 1821,  dans les Annales de la Société d’Agriculture de la Dordogne : Le panizo ou grand millet de Dalmatie rivalise avec beaucoup d’autres grains et il leur est supérieur par ses qualités nutritives. Sa farine est blanche, douce et très abondante. Elle contient à peu près autant de gluten, que celle du seigle, ce qui la rend très propre à la panification.»

Le maïs, au contraire, après une lente progression des quantités produites, occupe depuis quelques décennies la plus grande partie des terres cultivées de notre région. Il fut introduit dès la deuxième moitié du XVIème siècle dans la vallée de la Garonne mais c’est seulement sur un document daté de 1651 que, dans un acte concernant une ferme de Saint-Médard-de-Mussidan, j’ai trouvé la première mention de cette plante originaire d’Amérique, sous le nom de bled d’Espaigne. Le maïs se vendait alors 50 sous les 17 kg, plus cher que le froment à la même époque. Notons en passant que, pour se procurer cette quantité de grain, un salarié devait fournir dix journées de travail.
L’Église réagit à l’adoption de cette nouvelle céréale de deux façons diamétralement opposées. Certains curés, dans leurs prônes, condamnèrent ce menu bled, suspect par la quantité de grains offerts sans travail supplémentaire. En effet, le froment donnait, en année normale, environ cinq grains récoltés pour un grain semé quand le maïs multipliait au moins par quatre ce faible rendement.
Sans compter que les paroissiens demandaient que cette nouvelle récolte fût assimilée à celle du millet, alors qu’un édit du 21 août 1665 rappelait que ni le millet, ni le panil n’avaient à payer la dîme. À Maurens tout au moins, la justice trancha en faveur du curé en décidant : pour le bled d’Espaigne, les paroissiens devront payer la dîme au douzain, de douze pougnères une.
Tout à l’opposé, l’évêque de Périgueux qui exerça ses fonctions de 1667 à 1693, Mgr Le Bouix, préconisa d’intensifier cette culture qui multipliait les rendements et atténuait les risques de famine.
Dès la deuxième moitié du XVIIème siècle on inventoria du maïs dans un grand nombre de demeures, même si les quantités conservées étaient le plus souvent moins importantes que celles de seigle ou de froment : à Guiral, 12 panouilles (1684); à La Rigale, 28 comportes (1685); à La Chauprade, 4 kg (1686); à Bost, une barrique pleine d’épis pour semence et 35 kg dans un sac (1710); à La Melette, 70 kg (1714)…

Autres «menus bleds»
D’autres récoltes, elles aussi recensées dans plusieurs textes sous le nom de petits ou menus bleds peuvent prendre place dans cette évocation.
Le document conservé aux archives de la Gironde en cite une partie sous la rubrique de légumes, annonçant ainsi leur désignation actuelle, tout en les ajoutant à la liste des céréales.
Et tout d’abord les légumineuses qui ont joué un rôle essentiel dans l’alimentation, même si leur farine a plus souvent servi à délayer des gruaux qu’à pétrir du pain. Le terme de «fèves», comme celui de «blé», englobait les fèves proprement dites ou grosses fèves, mais aussi les gesses ou garaubes, les mongettes ou mongeons devenus nos modernes haricots, les vesces qu’on rencontre encore à l’état sauvage… Ainsi retrouve-t-on des fèves mongettes à La Chauprade ou des fèves garaubes à La Rigale. Les quantités engrangées étaient parfois importantes comme à la ferme du Mas paroisse de Montagnac, où l’inventaire comporte 340 kg de fèves garaubes.
On cultivait des pois, verts, blancs, rouges ou grisons et les lentilles dans presques toutes les exploitations. Dans la même ferme du Mas, l’inventaire dressé après le décès de Jean Mallet recense 70 kg de pois grisons, tandis qu’à La Rigale, chez le défunt sieur de Perpezat, la grange en recèle 150 kg.
Les châtaignes
Voilà un produit agricole bien difficile à définir : fruit, légume, petit blé ?
Le châtaignier était considéré comme un arbre domestique, un arbre cultivé plus soigneusement encore que le pommier ou le poirier. C’est qu’il produisait un fruit précieux, la châtaigne, une des bases de l’alimentation qu’on essayait par conséquent de conserver le plus longtemps possible.
Toujours dans la ferme du Mas, les quantités inventoriées en décembre 1652, peu après la récolte, sont fort importantes : 1,4 tonnes de châtaignes vertes et 2,4 tonnes de châtaignes sèches. Au mois d’avril 1686, à La Chauprade, on trouve encore 350 kg de châtaignes sèches.
Cuite entière pour devenir soit boursade bouillie, soit marron grillé dans l’âtre, ou blanchie après avoir été débarrassée de ses peaux, la châtaigne pouvait être considérée comme un légume, assurant l’essentiel ou la totalité de maints repas.
De même que le vin ou le froment, elle devenait parfois un moyen de paiement, ce qui authentifie la valeur qu’on lui accordait.
Les contrats de fermage cités ci-dessus pour le moulin du Luc et le Moulin Blanc, l’excluaient cependant des farines exigées au titre des rentes annuelles. Cette précision peut avoir deux significations : ou bien, les années de pénurie, on augmentait le volume de mouture par adjonction de châtaignes, ou bien ne s’agissait-il plus, au XVIIème siècle, que d’une clause reproduite par habitude, héritée de contrats antérieurs. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, ce fruit aurait bien servi à faire du pain dans les périodes difficiles ou pour les gens les plus démunis.

L’extension des cultures de maïs et de haricots, l’introduction de la pomme de terre dans l’alimentation ont contribué à limiter la variété des bleds susceptibles de panification. Retournant soixante-dix ans en arrière dans le Mussidanais de mon enfance, je me rappelle qu’on ne trouvait plus guère que le pain de froment, le «pain blanc». Mais, la guerre et le temps de restrictions alimentaires qui suivit me firent connaître le «pain gris», voire le «pain noir» qu’on nous distribuait en pension, parcimonieusement. C’est donc sans peine qu’aujourd’hui, je peux comprendre toute l’importance accordée jadis aux bleds et aux pains de compositions diverses par les habitants de notre région.

Jean Raspiengeas

Bulletin n°13 avril 2003

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