Barragane
Lorsque, étudiant, je faisais ce qu’on appelait alors le diplôme d’études supérieures, j’avais choisi de travailler sur Ramon del Valle-Inclan, celui de la premi-ère époque, «laid, catholique et sentimental». Ecrivain magnifique, galicien jusqu’au bout des ongles. Dans sa prose souvent truculente je rencontrais le mot barragana, un mot qui sonnait exactement comme, à Bergerac, le mot barragane.
A Bergerac, le poireau sauvage qui pousse spontanément dans les vignes, on le vendait au marché, le mercredi et plus encore le samedi. Quand, très tôt dans la saison, la barragane faisait son apparition, on savait l’hiver quasiment fini. On mangeait la barragane en sauce vinaigrette: quel régal !
Presque toujours, celui ou celle qui vous vendait la barragane s’exprimait en occitan. Aujourd’hui, on a bien du mal à trouver qui vous en propose, à croire que barragane et occitan avaient partie liée et qu’ils ont disparu en même temps.
Je reviens à Valle-Inclan et à la Galice des pazos, grandes, vieilles et nobles demeures. Dans le pazo, la barragane est, ou était, la patronne. Patronne comme la dauna en Gascogne, comme chez nous, du côté de Sarlat, la maîtresse-servante. Je pense aux frères Tharaud, que personne plus ne lit. Mœurs et lecture d’un autre temps, me direz-vous. Oui, sans doute… Bref, la barragane est la concubine, en Galice, une concubine plus souvent respectée que vilipendée. Elle ne s’est pas mariée, elle ne peut engendrer que des bâtards, mais c’est elle qui garde les clés.
La barragane est à la femme mariée ce que la barragane est au poireau des jardins. Longtemps j’ai cru que ce mot bizarre était d’origine arabe. Il n’en est rien. Ce serait plutôt un mot d’origine germanique. Un mot oublié par les Suèves ou les Wisigoths sur les rivages aquitains.
Des barraganes ? Je vous souhaite bon appêtit.
Cingle
Ne cherchez pas dans votre dictionnaire, il n’y figure pas. C’est un de ces nombreux, très nombreux mots qui, on se demande pourquoi, sont entachés de «régionalisme». Ils ont beau être utilisés par quantité de locuteurs dans une bonne partie de la France, rien n’y fait: ils sont maudits.
Cingle vient du latin cingulum, qui veut dire ceinture. En Périgord, le cingle est une grosse couleuvre à propos de laquelle l’imagination populaire raconte des histoires peu crédibles. Cingulum a désigné aussi le chemin qui serpente au bord de la falaise. Toujours en Périgord, et à ma connaissance nulle part ailleurs, on a donné le nom de cingle aux falaises de la Granda aiga, autrement dit la Dordogne. Et récemment, me semble-t-il, probablement sous l’impulsion du sport et du tourisme, on en est venu à croire que les cingles sont non pas les falaises mais les méandres de la rivière.
De ceinture à méandre, ce glissement de sens est impressionnant. Il nous prouve à tout le moins que les mots sont bien des êtres vivants.
Ventrêche
Je suis en Vénétie, sur le plateau d’Asiago, le Verdun austro-italien. Non, je ne vais pas vous parler de la guerre de quinze-dix-huit, mais plus prosaïquement de ventrêche. Un mot que tout le monde, dans la vaste Aquitaine, connaît et utilise.
Je suis de cuisine et j’ai besoin de ventrêche. Comment dit-on ventrêche en italien? Je consulte mon épais dictionnaire. Pas question de ventrêche, le mot n’est pas connu. A la charcuterie, aimablement, on s’efforce de m’entendre, on me montre ceci, on me montre cela, et je finis par voir la pièce convoitée. D’un geste je la désigne, et la charcutière, joyeusement, s’écrie: «Ventresca.»
Donc ventrêche, n’est pas français, ou plutôt ne l’est pas franchement. Ouvrez votre Petit Larousse Illustré, vous y trouverez ventre-saint-gris mais pas ventrêche. Ouvrez votre Grand Robert, vous y trouvez ventre-bleu mais pas ventrêche.
En italien, en catalan et en occitan nous avons ventresca, et en français du Sud nous avons ventrêche. L’absence de ce mot dans nos dictionnaires signifie qu’on le rejette parce qu’il n’est pas employé dans la moitié nord de la France. Mais alors, si vous vous trouvez dans la capitale et que vous avez besoin de ventrêche, comment vous ferez-vous comprendre?
«Il n’est bon bec que de Paris.» Voire…
Bernard Lesfargues
Publié bulletin n°28